« C'était contre mes valeurs, de harceler les
prestataires [...] d'essayer de les pénaliser afin de faire
économiser de l'argent au gouvernement. Nous avons des
quotas à respecter tous les mois », explique-t-elle, en
entrevue à société
CBC/Radio-Canada.
Le
gouvernement conservateur avait nié
vigoureusement l'existence de tels quotas,
mais il avait été talonné à plusieurs reprises lors de la
période des questions à la
Chambre des communes, en février
2013.
Le chef du Nouveau Parti démocratique
(NPD),
Thomas Mulcair,
avait accusé le gouvernement de faire passer les
prestataires de l'assurance-emploi pour des « tricheurs et
des criminels ».
Après le dévoilement des documents, les enquêteurs de
Service Canada avaient été eux-mêmes interrogés, afin de
trouver l'origine de la fuite.
Le président national du
Syndicat des employés de
l'immigration et de l'emploi du Canada qualifie la situation
de « chasse aux sorcières ».
« Ils essayaient de trouver qui
a dit aux médias qu'il y avait des quotas à atteindre », dit
Don Rogers.
L'employée a divulgué les documents par principe.
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Mme Therrien a été questionnée par les enquêteurs au mois
de mai 2013. Elle a admis qu'elle était à l'origine de la fuite,
et a été suspendue sans solde, par la suite.
« Je savais que mon emploi était en danger, je le savais, mais je ne pouvais
continuer. Je ne pouvais pas dormir », explique-t-elle. |
Elle ne regrette pas son geste, estimant qu'elle a agi
par principe. « Je pensais à ces gens [...] J'étais en train
de les envoyer dans la rue avec leurs enfants [...] et
maintenant, c'est moi qui suis dans la rue », dit-elle.
Ressources humaines Canada a refusé de donner des détails
au sujet du cas de Mme Therrien en particulier. Mais le
ministère explique que les fonctionnaires n'ont pas le droit
de rendre publiques des informations internes.
Celle qui a
révélé l’existence des quotas à
l’assurance-emploi
déplore le sort réservé aux dénonciateurs |
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Pour un journaliste, c’était une
source privilégiée. Pour le
gouvernement, c’était plutôt une
taupe à attraper. Et Sylvie
Therrien s’est fait prendre.
Elle déplore aujourd’hui le sort
réservé aux dénonciateurs.
« J’ai agi pour l’intérêt du
public et j’en paie un prix
immense, dit-elle. C’est
horrible à vivre : pendant, et
surtout après parce que personne
ne veut donner d’emploi à une
dénonciatrice. Ça a détruit ma
carrière, et ma vie. »
Emploi et développement social Canada a
définitivement révoqué la cote de fiabilité
(ou sécurité) de Sylvie Therrien, cote
obligatoire pour tout travail appelant la
manipulation de « renseignement et de
biens protégés ». |
Fin des opérations
À
53 ans, Mme Therrien se retrouve sans
emploi, coupable d’avoir fait part aux
médias d’une situation qu’elle jugeait
inacceptable.
Elle n’a pas touché de salaire depuis le 13
mai 2013, mis à part des prestations de
maladie (pour stress et anxiété) qui
venaient à échéance la semaine dernière. Comme elle a été congédiée pour inconduite,
Mme Therrien ne pourra recevoir de
prestations d’assurance-emploi.
Enquête large
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On lui reproche donc d’avoir
violé la Politique de
communication du gouvernement du
Canada et le Code de conduite du
ministère des Ressources
humaines.
N’étant pas une personne
autorisée par le ministère, elle
ne pouvait transmettre à un
média des informations protégées
et pour usage interne
seulement. Dans son
enquête, Service Canada (son
employeur) a notamment calculé
le nombre de fois où Sylvie Therrien a visité le site Internet du
Devoir. |
Ses courriels ont été passés au peigne fin. On a fait des recoupements entre des notes
qu’elle s’envoyait et des citations qui sont
apparues dans le journal, de même qu’avec
des questions envoyées par le journal Le Devoir aux
représentants médias de Service Canada.
La nouvelle de son congédiement n’a pas
surpris Sylvie Therrien. Elle
avait choisi de se dévoiler publiquement (à la
Société CBC/Radio-Canada), en espérant que ses aveux
pourraient permettre de recentrer sa défense
sur une question de principe.
« J’ai dénoncé l’existence des quotas
parce que ce système va à l’encontre de mes
valeurs éthiques et de ma conscience,
dit-elle en entretien. Avant d’en parler aux
médias, j’en ai parlé en interne. Je ne
comprenais pas ce qu’on faisait : le but
n’était pas de trouver des fraudeurs,
c’était d’en créer. On nous forçait à
couper, comme si tout prestataire était un
voleur et un criminel. Je n’en dormais pas.
»
Mais parler de ces questions en interne ne
l’a pas aidée, dit-elle. « Je suis
devenue une paria, une cible », affirme
Sylvie Therrien. Dans un message envoyé en
mai, une de ses supérieures lui dit :
« Je vous ai avertie que vous ne pouvez
plus faire de références négatives au
gouvernement et à ces programmes. »
Dénonciateurs
Aujourd’hui, Sylvie Therrien s’interroge. «
Le gouvernement a été élu en 2006 en
promettant de protéger les dénonciateurs.
Mais il n’y a aucune protection dans les
faits. »
La Loi sur la protection des fonctionnaires
divulgateurs d’actes répréhensibles existe
bel et bien, mais elle ne s’applique pas à
des cas comme celui de Mme Therrien. Le
bureau du Commissariat à l’intégrité du
secteur public précisait que la loi protège
les fonctionnaires qui contestent à
l’intérieur de l’appareil étatique, pas ceux
qui communiquent avec les médias. Et il faut
que les actes dénoncés soient répréhensibles
- essentiellement illégaux - pour se
qualifier. Cependant il faut savoir
que ce Commissariat est dysfonctionnel
depuis sa création.
Déjà en 2010 la Commissaire démissionnait.
Ce qui n’a pas de sens, dit le
député néo démocrate Yvon
Godin: « On congédie
quelqu’un qui a dit la vérité.
Il y a des quotas. Ils existent.
La seule raison pour laquelle on
lui fait perdre son emploi,
c’est parce que ça ne plaît pas
au gouvernement. » M. Godin
dit que les « fonctionnaires
ont un devoir de loyauté envers
le gouvernement, mais pas au
point de mentir ». |
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À partir d’aujourd’hui, c’est l’Alliance de
la fonction publique du Canada (AFC) (dont la
présidente, Robyn Benson, a qualifié Sylvie Therrien d’« héroïne ») qui prend le
dossier en main pour tenter de faire casser
la décision. Mais le processus de
contestation sera long - jusqu’à deux ans.
Quand on lui demande si elle regrette son
geste, Sylvie Therrien hésite avant de
répondre. « J’ai vraiment l’impression de
vivre en marge de la société depuis que j’ai
avoué que c’était moi, dit-elle. Je
dirais à n’importe qui d’y penser à deux
fois avant de le faire, surtout que je n’ai
pas l’impression que ça a changé
grand-chose. Mais en même temps, oui, je le
referais. Parce qu’il y a des choses
inacceptables dans la vie et qu’on doit être
capable de les dénoncer. »
N’empêche : « Le prix à payer est
terriblement élevé. »
« Je me
sens trahie », dit Sylvie Therrien
ex-fonctionnaire fédérale et lanceuse d’alerte |
En septembre 2019, Sylvie Therrien a été
déboutée devant la
Commission des relations de travail dans
la fonction publique. Celle qui a
travaillé à Ressources humaines et
Développement Canada pour le programme
de l’assurance-emploi en
Colombie-Britannique est aujourd’hui
financièrement ruinée et
psychologiquement épuisée, dit-elle.
« J’ai été naïve de croire que le
système m’appuierait...Dans ma tête,
je n’avais pas le choix de parler, mais
jamais je n’aurais cru que ça allait
détruire ma vie », dit-elle.
Mme Therrien a estimé que c’était injuste envers les
prestataires. « On parle de travailleurs qui ont
cotisé, et qui vivaient des moments difficiles et
qui avaient besoin d’aide. Moi, on me demandait de
leur refuser cette aide. »
Après
la publication du reportage, une enquête interne au
sein du gouvernement fédéral a vite permis
d’identifier Mme Therrien comme étant à l’origine de
la fuite de documents. Le 13 mai 2013, elle a été
suspendue sans solde, et par la suite congédiée. |
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Le
gouvernement dans son droit
Mme Therrien a
déposé une plainte à la Commission des relations de travail
dans la fonction publique, qui vient de statuer que le
gouvernement a agi dans les règles en la renvoyant.
« Je me
sens trahie, dit-elle. Je n’ai plus le sentiment de faire
partie du Canada. Je n’ai plus de place dans ce monde-là.
J’ai l’impression d’avoir été mise de côté. C’est très
difficile. »
Un geste
cher payé
Mme Therrien a
retrouvé du travail de façon sporadique depuis son
congédiement, mais pas à temps plein. Elle a aussi perdu son
habilitation de sécurité, ce qui l’empêche de trouver un
travail au sein du gouvernement.
Pour la suite
des choses, Mme Therrien aimerait en appeler de la décision,
mais il lui faudra recevoir l’appui de son syndicat pour
pouvoir le faire. « Si le syndicat refuse, je ne peux pas
payer mon avocat de ma poche. »
Aussi, pour
aller devant les tribunaux, il faudrait que sa plainte
déposée au Commissariat à l’intégrité du secteur public soit
retenue. Or, le bureau de
Joe Friday, commissaire à l’intégrité du secteur public,
a choisi de ne pas aller de l’avant avec son dossier.
Un système
« totalement inefficace » |
Celle-ci
vise à offrir une protection aux fonctionnaires fédéraux
qui dénoncent les actes répréhensibles déjà commis ou
sur le point de l’être par l’intermédiaire du
Commissariat à l’intégrité du secteur public.
C’est
auprès de ce commissariat indépendant que Sylvie
Therrien a porté plainte après son renvoi de la fonction
publique.
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Le 3 septembre 2018, le professeur et
militant pour les droits des lanceurs
d'alerte, David Hutton, dénonce
l'inefficacité du système de protection mis
en place par Ottawa. L’ennui, c’est
que « le système est totalement
inefficace ».
« Le Canada a la réputation d’avoir le
Titanic des lois sur les lanceurs d’alerte »,
dit-il. Il ajoute que, des
306 plaintes reçues par le commissariat,
seulement 14 ont été réglées en médiation et
une a échoué au tribunal.
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M. Hutton
est d’avis que la loi n’est pas écrite pour protéger les
lanceurs d’alerte, mais bien pour protéger les
sous-ministres des allégations des lanceurs d’alerte.
« Au
Canada c’est le lanceur d’alerte qui doit prouver qu’il
a été victime de représailles, ce qui est très difficile
à faire. Dans plusieurs pays, c’est l’employeur qui a le
devoir de prouver qu’il n’a pas agi en représailles. Ça
fait une énorme différence. »
David Hutton estime que Mme Therrien « a aidé à faire
changer le système » et qu’elle répond à la
définition d’une lanceuse d’alerte. Actuellement, le
programme de protection des lanceurs d’alerte au fédéral
est en place depuis bientôt 13 ans, et pas une seule
personne n’a été protégée. La majorité des gens jettent
l’éponge et abandonnent leurs recours lorsqu’ils
réalisent que tout joue contre eux.
Pour
Stéphane Giroux, président de la Fédération
professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ),
le cas de Sylvie Therrien montre que les lanceurs
d’alerte sont très mal protégés dans la fonction
publique canadienne. « Le gouvernement a pris
une approche très légaliste. Il n’a jamais examiné les
motifs qui ont poussé Mme Therrien à contacter les
médias. C’est inquiétant. Il faut que les lanceurs
d’alerte qui ont vraiment quelque chose à dire puissent
le faire sans risque de répercussions. »
Pourtant,
un comité parlementaire s’est récemment intéressé au
système de protection, et ses membres « ont été
renversés par ce qu’ils ont trouvé », indique David
Hutton.
Le rapport
du comité et les recommandations qu’il contenait
touchaient les délais de traitement des plaintes,
l’absence d’obligation d’intervenir, le fardeau
financier imposé aux plaignants et la pression qu’il
exerce sur eux, au point de les inciter à accepter une
« entente volontaire ».
Ces
recommandations ont toutefois laissé Ottawa de glace et
« aucune d’entre elles n’a été appliquée », déplore
M. Hutton.
« Les
lanceurs d’alerte sont pratiquement toujours victimes de
représailles et y perdent leur carrière »,
raconte-t-il, ajoutant qu’ils vont jusqu’à « souffrir
de dépression, perdre leurs maisons et, parfois, leurs
familles, alors qu’ils sont honnêtes et veulent protéger
le public ».
Un commissaire silencieux
L'équipe d'enquêtes de CBC, Go Public, a
tenté de joindre le commissaire à
l’intégrité du secteur public, Joe Friday,
mais il n’a pas voulu accorder d’entrevue.
Dans un courriel, son porte-parole, Parham
Kahjeh-Naini, affirme : « Le commissaire
comprend l’effet que peuvent avoir les
délais de traitement sur les plaignants,
mais il ne peut commenter des affaires en
cours. »
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Dans le
cas de Sylvie Therrien, M. Kahjeh-Naini soutient que le
commissariat attend la décision de la Commission des
relations de travail et de l’emploi dans le secteur
public fédéral avant d’intervenir.
David Hutton note que le travail du commissaire a été
critiqué.
« Une revue
judiciaire du travail du bureau de Joe Friday dans le
dossier de Sylvie Therrien a montré une série de manquements
et une mauvaise interprétation de la loi. Tout le système
est une succession d’attrapes. Le commissaire a un immense
pouvoir discrétionnaire, dont celui de ne rien faire. Ça lui
permet d’éviter les dossiers épineux. C’est pour cette
raison qu’aucun lanceur d’alerte n’a jamais obtenu gain de
cause devant le gouvernement fédéral. »
Notes & Références encyclopédiques: |
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