Dès le premier sommet de la Terre en
1972, le chercheur américain
Dennis Meadows partait en guerre contre la
croissance. A la veille de la
conférence «Rio + 20», il dénonce
les visions à court terme et dresse
un bilan alarmiste.
En 1972, quatre jeunes scientifiques
du Massachusetts Institute of
Technologie (MIT) rédigent à la
demande du Club de Rome un rapport
intitulé The Limits to Growth (les
Limites à la croissance). Celui-ci
va choquer le monde. Leur analyse
établit clairement les conséquences
dramatiques d’une croissance
économique et démographique
exponentielle dans un monde fini. En
simulant les interactions entre
population, croissance industrielle,
production alimentaire et limites
des écosystèmes terrestres, ces
chercheurs élaborent treize
scénarios, treize trajectoires
possibles pour notre civilisation.
Nous sommes avant la première crise
pétrolière de 1973, et pour tout le
monde, la croissance économique ne
se discute pas. Aujourd’hui encore,
elle reste l’alpha et l’oméga des
politiques publiques. En 2004, quand
les auteurs enrichissent leur
recherche de données accumulées
durant trois décennies d’expansion
sans limites, l’impact destructeur
des activités humaines sur les
processus naturels les conforte
définitivement dans leur
raisonnement. Et ils sont convaincus
que le pire scénario, celui de
l’effondrement, se joue actuellement
devant nous.
« |
Il y a deux façons d’être
heureux : avoir plus ou vouloir
moins. Comme je trouve qu’il est
indécent d’avoir plus, je
choisis de vouloir moins. |
» |
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Rencontre avec l’un de
ces scientifiques,
Dennis Meadows, à
la veille de la conférence de Rio +
20.
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Vous qui avez connu
la première conférence, celle de
Stockholm, en 1972, que vous inspire
cette rencontre, quarante ans plus
tard ? |
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Comme environnementaliste, je trouve
stupide l’idée même que des dizaines
de milliers de personnes sautent
dans un avion pour rejoindre la
capitale brésilienne, histoire de
discuter de soutenabilité. C’est
complètement fou. Dépenser l’argent
que ça coûte à financer des
politiques publiques en faveur de la
biodiversité, de l’environnement, du
climat serait plus efficace.
|
Il faut que les gens comprennent que
Rio + 20 ne produira aucun
changement significatif dans les
politiques gouvernementales, c’est
même l’inverse.
Regardez les grandes conférences
onusiennes sur le climat, chaque
délégation s’évertue à éviter un
accord qui leur poserait plus de
problèmes que rien du tout. La Chine
veille à ce que personne n’impose de
limites d’émissions de CO2, les
États-Unis viennent discréditer
l’idée même qu’il y a un changement
climatique. Avant, les populations
exerçaient une espèce de pression
pour que des mesures significatives
sortent de ces réunions. Depuis
Copenhague, et l’échec cuisant de ce
sommet, tout le monde a compris
qu’il n’y a plus de pression. Chaque
pays est d’accord pour signer en
faveur de la paix, de la fraternité
entre les peuples, du développement
durable, mais ça ne veut rien dire.
Les pays riches promettent toujours
beaucoup d’argent et n’en versent
jamais.
Tant qu’on ne cherche pas à résoudre
l’inéquation entre la recherche
perpétuelle de croissance économique
et la limitation des ressources
naturelles, je ne vois pas à quoi ça
sert. A la première conférence, en
1972, mon livre "Les Limites à la
croissance" (dont une nouvelle
version enrichie a été publiée en
mai) avait eu une grande influence
sur les discussions. J’étais jeune,
naïf, je me disais que si nos
dirigeants se réunissaient pour dire
qu’ils allaient résoudre les
problèmes, ils allaient le faire.
Aujourd’hui, je n’y crois plus !
L’un des thèmes centraux de la
conférence concerne l’économie
verte. Croyez-vous que ce soit une
voie à suivre ? |
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Il ne faut pas se leurrer : quand
quelqu’un se préoccupe d’économie
verte, il est plutôt intéressé par
l’économie et moins par le vert.
Tout comme les termes soutenabilité
et développement durable, le terme
d’économie verte n’a pas vraiment de
sens. Je suis sûr que la plupart de
ceux qui utilisent cette expression
sont très peu concernés par les
problèmes globaux. La plupart du
temps, l’expression est utilisée
pour justifier une action qui aurait
de toute façon été mise en place,
quelles que soient les raisons.
Vous semblez penser que l’humanité
n’a plus de chance de s’en sortir ? |
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Avons-nous un moyen de maintenir le
mode de vie des pays riches ? Non.
Dans à peine trente ans, la plupart
de nos actes quotidiens feront
partie de la mémoire collective, on
se dira : «Je me souviens, avant, il
suffisait de sauter dans une voiture
pour se rendre où on voulait», ou
«je me souviens, avant, on prenait
l’avion comme ça». Pour les plus
riches, cela durera un peu plus
longtemps, mais pour l’ensemble des
populations, c’est terminé. On me
parle souvent de l’image d’une
voiture folle qui foncerait dans un
mur. |
Du coup, les gens se demandent si
nous allons appuyer sur la pédale de
frein à temps. Pour moi, nous sommes
à bord d’une voiture qui s’est déjà
jetée de la falaise et je pense que,
dans une telle situation, les freins
sont inutiles. Le déclin est
inévitable.
En 1972, à la limite, nous aurions
pu changer de trajectoire. A cette
époque, l’empreinte écologique de
l’humanité était encore soutenable.
Ce concept mesure la quantité de
biosphère nécessaire à la production
des ressources naturelles
renouvelables et à l’absorption des
pollutions correspondant aux
activités humaines. En 1972, donc,
nous utilisions 85% des capacités de
la biosphère. Aujourd’hui, nous en
utilisons 150% et ce rythme
accélère. Je ne sais pas exactement
ce que signifie le développement
durable, mais quand on en est là, il
est certain qu’il faut ralentir.
C’est la loi fondamentale de la
physique qui l’exige : plus on
utilise de ressources, moins il y en
a. Donc, il faut en vouloir moins.
La démographie ne sera pas abordée à
Rio + 20. Or, pour vous, c’est un
sujet majeur… |
|
La première chose à dire, c’est que
les problèmes écologiques ne
proviennent pas des humains en tant
que tels, mais de leurs modes de
vie. On me demande souvent : ne
pensez-vous pas que les choses ont
changé depuis quarante ans, que l’on
comprend mieux les problèmes ? Je
réponds que le jour où l’on
discutera sérieusement de la
démographie, alors là, il y aura eu
du changement.
Jusqu’ici, je ne vois rien, je
dirais même que c’est pire qu’avant.
Dans les années 70, les Nations
unies organisaient des conférences
sur ce thème, aujourd’hui, il n’y a
plus rien.
Je ne comprends pas vraiment
pourquoi. Aux États-Unis, on ne
discute plus de l’avortement comme
d’une question médicale ou sociale,
c’est exclusivement politique et
religieux.
Personne ne gagnera
politiquement à ouvrir le chantier
de la démographie. Du coup, personne
n’en parle. Or, c’est un sujet de
très long terme, qui mérite d’être
anticipé. |
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Au Japon, après Fukushima, ils ont
fermé toutes les centrales
nucléaires. Ils ne l’avaient pas
planifié, cela a donc causé toutes
sortes de problèmes. Ils ont les
plus grandes difficultés à payer
leurs importations de pétrole et de
gaz. C’est possible de se passer de
nucléaire, mais il faut le planifier
sur vingt ans.
C’est la même chose avec la
population. Si soudainement vous
réduisez les taux de natalité, vous
avez des problèmes : la main-d’œuvre
diminue, il devient très coûteux de
gérer les personnes âgées, etc. A
Singapour, on discute en ce moment
même de l’optimum démographique.
Aujourd’hui, leur ratio de
dépendance est de 1,7, ce qui
signifie que pour chaque actif, il y
a 1,7 inactif (enfants et personnes
âgées compris). S’ils stoppent la
croissance de la population, après
la transition démographique, il y
aura un actif pour sept inactifs.
Vous comprenez bien qu’il est
impossible de faire fonctionner
correctement un système social dans
ces conditions. Vous courez à la
faillite. Cela signifie qu’il faut
transformer ce système, planifier
autrement en prenant en compte tous
ces éléments.
La planification existe déjà, mais
elle ne fonctionne pas. Nous avons
besoin de politiques qui coûteraient
sur des décennies mais qui
rapporteraient sur des siècles. Le
problème de la crise actuelle, qui
touche tous les domaines, c’est que
les gouvernements changent les
choses petit bout par petit bout.
Par exemple, sur la crise de l’euro,
les rustines inventées par les États
tiennent un ou deux mois au plus.
Chaque fois, on ne résout pas le
problème, on fait redescendre la
pression, momentanément, on retarde
seulement l’effondrement.
Depuis quarante ans, qu’avez-vous
raté ? |
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Nous avons sous-estimé l’impact de
la technologie sur les rendements
agricoles, par exemple. Nous avons
aussi sous-estimé la croissance de
la population. Nous n’avions pas
imaginé l’ampleur des
bouleversements climatiques, la
dépendance énergétique. En 1972,
nous avions élaboré treize
scénarios, j’en retiendrais deux :
celui de l’effondrement et celui de
l’équilibre. Quarante ans plus tard,
c’est indéniablement le scénario de
l’effondrement qui l’emporte ! Les
données nous le montrent, ce n’est
pas une vue de l’esprit.
Le point-clé est de savoir ce qui va
se passer après les pics. Je pensais
aussi honnêtement que nous avions
réussi à alerter les dirigeants et
les gens, en général, et que nous
pouvions éviter l’effondrement. J’ai
compris que les changements ne
devaient pas être simplement
technologiques mais aussi sociaux et
culturels. Or, le cerveau humain
n’est pas programmé pour appréhender
les problèmes de long terme. C’est
normal : Homo Sapiens a appris à
fuir devant le danger, pas à
imaginer les dangers à venir. Notre
vision à court terme est en train de
se fracasser contre la réalité
physique des limites de la planète.
N’avez-vous pas l’impression de vous
répéter ? |
|
Les idées principales sont
effectivement les mêmes depuis 1972.
Mais je vais vous expliquer ma
philosophie : je n’ai pas d’enfants,
j’ai 70 ans, j’ai eu une super vie,
j’espère en profiter encore dix ans.
Les civilisations naissent, puis
elles s’effondrent, c’est ainsi.
Cette civilisation matérielle va
disparaître, mais notre espèce
survivra, dans d’autres conditions.
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Moi, je transmets ce que je sais, si
les gens veulent changer c’est bien,
s’ils ne veulent pas, je m’en fiche.
J’analyse des systèmes, donc je
pense le long terme. Il y a deux
façons d’être heureux : avoir plus
ou vouloir moins. Comme je trouve
qu’il est indécent d’avoir plus, je
choisis de vouloir moins.
Partout dans les pays riches, les
dirigeants promettent un retour de
la croissance, y croyez-vous ? |
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C’est fini, la croissance économique
va fatalement s’arrêter, elle s’est
déjà arrêtée d’ailleurs. Tant que
nous poursuivons un objectif de
croissance économique «perpétuelle»,
nous pouvons être aussi optimistes
que nous le voulons sur le stock
initial de ressources et la vitesse
du progrès technique, le système
finira par s’effondrer sur lui-même
au cours du XXIe siècle. Par
effondrement, il faut entendre une
chute combinée et rapide de la
population, des ressources, et de la
production alimentaire et
industrielle par tête.
Nous sommes
dans une période de stagnation et
nous ne reviendrons jamais aux
heures de gloire de la croissance.
En Grèce, lors des dernières
élections, je ne crois pas que les
gens croyaient aux promesses de
l’opposition, ils voulaient plutôt
signifier leur désir de changement.
Idem chez vous pour la
présidentielle. Aux États-Unis,
après Bush, les démocrates ont gagné
puis perdu deux ans plus tard. Le
système ne fonctionne plus, les gens
sont malheureux, ils votent contre,
ils ne savent pas quoi faire
d’autre. Ou alors, ils occupent Wall
Street, ils sortent dans la rue,
mais c’est encore insuffisant pour
changer fondamentalement les choses.
Quel système économique
fonctionnerait d’après vous ?
|
|
Le système reste un outil, il n’est
pas un objectif en soi. Nous avons
bâti un système économique qui
correspond à des idées. La vraie
question est de savoir comment nous
allons changer d’idées. Pour des
pans entiers de notre vie sociale,
on s’en remet au système économique.
Vous voulez être heureuse ? Achetez
quelque chose ! Vous êtes trop
grosse ? Achetez quelque chose pour
mincir ! Vos parents sont trop vieux
pour s’occuper d’eux ? Achetez-leur
les services de quelqu’un qui se
chargera d’eux !
Nous devons
comprendre que beaucoup de choses
importantes de la vie ne s’achètent
pas.
De même, l’environnement a de
la valeur en tant que tel, pas
seulement pour ce qu’il a à nous
offrir.
Source:
Libération:
référence au livre "Les
limites à la croissance" de Donella Meadows,
Dennis Meadows,
Jorgen Randers Rue de
l’Échiquier, 432 pp., 25
€ |
Choix de photos,
mise en page,
références et titrage
par : JosPublic
Publication :
29 octobre 2014 |
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