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Voici quelques-unes des taches sombres : 1 - Désordre dans les forces de l’ordre. Faudra-t-il demander à l’armée canadienne de surveiller les divers corps policiers du Québec? 2 - Doute sur les grandes enquêtes et les commissions d’enquête, doute alimenté par un grenouillage manifeste aux frontières de pouvoirs en principe séparés, le politique et le juridique, par exemple. (En exemple les torpilleurs du rapport Charbonneau) 3 - Substitution des médias aux tribunaux, dans les affaires de mœurs notamment. Lenteur dans le cas des tribunaux, extrême rapidité du processus dans le cas des médias (affaire Jutra, affaire Rozon), parfois au détriment de la présomption d’innocence. 4 - Ambiguïté du rôle des avocats dans les poursuites en responsabilité, dans les cas notamment où des gouvernements et des groupes religieux riches sont visés. 5 - Abandon de poursuites pour des raisons de procédure. (l'arrêt Jordan) Il est bien difficile de mesurer la gravité de ces taches, difficile également de les situer aussi bien les unes par rapport aux autres que dans le contexte mondial ou par rapport au passé. Ne serait-ce toutefois que parce qu’elles existent au même moment dans la même société, une réflexion sur l’ensemble s’impose. Tout se passe en effet comme si le système immunitaire de la société était atteint. En principe, la justice et l’ordre sont du même côté de la médaille, le chacun pour soi et le chaos se trouvant sur le côté opposé. Cela n’a toutefois pas empêché le dramaturge Goethe de faire à l’humanité le cadeau d’une distinction entre Unordnung (désordre) et Ungerechtigheit (injustice), appelée à marquer les esprits pour longtemps. En 1793, la ville de Mayence, qui avait été occupée par les révolutionnaires français, fut libérée par diverses armées allemandes, dont celle du protecteur du dramaturge Goethe, le duc de Weimar. À un certain moment, la foule a menacé de "lyncher" un soldat français. Goethe est alors intervenu en faveur du soldat. Il justifia ensuite cet acte en ces termes : « Es liegt nun einmal in meiner Natur : ich will lieber eine Ungerechtigkeit begehen, als Unordnung ertragen » Étonnante justification, que l’on peut expliquer ainsi : c’était justice que d’attaquer le révolutionnaire devenu occupant, mais en le protégeant, Goethe, s’il commettait une injustice, indiquait aussi sa préférence pour l’ordre plutôt que pour une justice appliquée par une foule en colère. La justice dans un tel contexte est du côté du cœur tandis que l’ordre est du côté de la raison. D’où dans de nombreuses situations, une soif de justice dans les populations accompagnée d’un mépris de l’ordre. Il en est ainsi au Québec depuis 1960, année marquant le début de la révolution tranquille. Depuis ce jour, pour un élu, se réclamer de la loi et de l’ordre ou pire encore de la Law and Order, comme le ministre de la Justice du Québec fit Claude Wagner, au cours de la décennie 1960, équivaut à un suicide politique. Ce sont, nous dit entre autres le savant grec Aristote: « les astres appartenant au monde supra lunaire qui ont enseigné l’ordre aux humains. Ils ont leur cycle, ils sont stables dans leur mobilité. Habitant le monde sublunaire, celui de la vie, mais aussi celui du changement, de la corruption et de la mort, les humains espéraient que l’ordre d’en haut descende vers eux sous forme de lois, sous la forme aussi de cette institution appelée Droit, chargée d’administrer les lois. » Il faut se garder de durcir l’idée grecque d’ordre en l’associant trop étroitement à ce qu’on appellera plus tard la mécanique céleste. Aristote devait beaucoup au philosophe Pythagore (dont les principaux intérêts couvrait l'éthique et la politique) pour qui le mot cosmos désignait l’ordre Gomperz , un ordre qui s’apparentait plus à une danse qu’à un engrenage. On retrouve cette idée d’une descente du ciel vers la terre au début d’un livre classique québécois de la philosophie du droit : Le concept de droit selon Aristote et S. Thomas, dont voici un extrait:
Ce livre a paru en 1933. On notera que c’est le mot ordre qui est au centre du premier paragraphe et non le mot justice. Au même moment un homme d’ordre appelé Maurice Duplessis se préparait à devenir Premier ministre du Québec. L’auteur du livre, Louis Lachance, appartenait à un ordre religieux, les Dominicains, fleuron d’une Église dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle avait le sens de l’ordre, comme l’a prouvé sa bonne entente avec Duplessis.
L’autorité perdra du crédit dans tous les sphères de la société, à commencer par la famille et l’école. On cessera de présenter l’obéissance comme une vertu, elle ne sera maintenue dans toute son importance que dans les entreprises et pour des raisons tenant au besoin d’efficacité plutôt qu’à un idéal moral.
Le simple fait qu’une telle question soit soulevée devant des millions de téléspectateurs, et à leur grande satisfaction, indique que le désordre a atteint un degré inquiétant dans notre société. L’incurable anarchie dans les corps policiers est en effet la preuve que l’autorité suprême en démocratie, l’assemblée nationale, n’a plus assez de clairvoyance et de force pour choisir des chefs de police capables de jouer leur rôle. Cette impuissance est elle-même liée à une autre forme de désordre : le non-respect du principe de la séparation des pouvoirs. Au même moment, un autre principe fondamental, celui de la présomption d’innocence est bafoué ailleurs dans la société. On nous explique que techniquement la présomption d’innocence ne s’applique qu’au droit criminel, ce qui dans l’esprit de plusieurs justifie les lynchages sur la place publique, comme celui dont fut victime le cinéaste Claude Jutra, pourtant décédé. Ces lynchages apparaissent alors comme des phénomènes sociaux spontanés s’inscrivant dans le cadre d’une justice informelle, souvent préférable, il est vrai, à la justice formelle. Ici toutefois, il faut craindre l’excès. Les lynchages échappent aux lois de l’État tout en s’appuyant sur des lois morales confuses. Ce qui soulève le problème du rapport entre la morale et le droit, lequel est un autre lieu de désordres potentiels. En l’absence de toute autorité morale, dans un contexte où l’autorité légale est elle-même affaiblie, une nouvelle morale est créée et appliquée par des groupes de pression. Toujours au nom de la justice. Pendant que, au nom de la saine gestion des fonds publics et en raison de règles de procédure, on abandonne des poursuites qui semblaient justifiées. Voici ce qu’on pouvait voir aux bulletin de nouvelles de TVA Nouvelles le 10 janvier 2018 à propos de l'impact de l'arrêt Jordan : «Au moins 24 personnes arrêtées par l’UPAC ont été libérées ou acquittées des accusations portées contre elles en un peu moins de quatre ans». Dans ce cas, on accroît le désordre en même temps qu’on entrave la justice. Autre preuve que toute société a intérêt à faire en sorte que l’ordre et la justice se liguent, en se rapprochant, pour faire échec à la barbarie, le grand danger toujours présent.
L’ordinateur C’est d’un supplément d’ordre dont nous avons d’abord besoin en ce moment. D’où pourra-t-il venir ? D’une vision réenchantée du monde analogue à l’interprétation que donne le philosophe autrichien Theodor Gomperz de celle de Pythagore . Le mouvement écologique offre certes des perspectives intéressantes à cet égard. Pour le moment toutefois, ce n’est ni l’antique ciel étoilé, ni le nouvel univers en évolution qui enseigne l’ordre aux humains, mais une de leurs inventions : l’ordinateur. Lorsque le moment est venu de trouver un mot français pour désigner la machine appelée computer en anglais, un linguiste français, Yves Perret, ayant noté que la machine en question ne se limite pas au calcul des données, qu’elle y met aussi de l’ordre, qu’elle les classifie, suggéra qu’on ressuscite un vieux mot qui désignait Dieu en tant qu’il met de l’ordre dans monde. Ce qui fut fait et bien fait, ce mot ayant le mérite de mettre symboliquement en relief la grande puissance de la nouvelle machine, qui est aussi une nouvelle logique. Que les jeunes apprennent à programmer cette machine, ou qu’ils se limitent à l’utiliser, ils s’initient à un ordre d’autant plus rigoureux qu’il est plus abstrait, plus formel. Telle séquence de signes correspondant à des opérations donne tel résultat, quelle que soit la qualité humaine ou morale de l’opérateur. Comment, dans un tel contexte, résister à la tentation de réduire l’administration des groupes humains à une forme de programmation; de s’engager ainsi dans l’illusion consistant à présumer que si chacun se conforme au plan, tout sera fait dans l’ordre et la justice, quelle que soit la qualité morale des intervenants. Sachant que cette qualité conserve quelque importance, on cherchera, plutôt que d’en faire le but de l’éducation, à surveiller de plus en plus rigoureusement les faits et gestes des acteurs, ce qui, soit dit en passant, accroît la responsabilité de policiers déjà ivres de leur pouvoir jusqu’au désordre.
Nous voici obligés de faire entrer la liberté dans notre réflexion. En se prolongeant par le tentacule de la surveillance, le droit devient totalitaire, il s’immisce dans les replis les plus intimes de la vie privée comme de la vie sociale. Il peut être ainsi à la fois de plus en plus désordonné, de plus en plus injuste et
de plus en plus envahissant. Alors qu’à son origine, à
Rome et longtemps par la suite, il avait eu un rôle discret, limité,
comme l'exprime le philosophe Louis Lachance:
D’abord, sous la forme d’une harmonie (ordre!) entre les trois parties de l’âme, la plus haute, l’esprit devant gouverner les deux autres, le cœur et le ventre, dans le respect de leur autonomie. La justice est, dans la perspective platonicienne, dont s’inspirera prudemment Aristote, l’incarnation d’un attribut de ce Dieu, soleil invisible, qui est aussi appelé le Bien. Plusieurs auteurs, dont Simone Weil, ont vu une préfiguration du Christ dans le Juste tel que Platon le présente dans la République : « homme simple et généreux, qui veut, comme dit le dramaturge grec Eschyle, non pas paraître, mais être homme de bien ». Retenons de ce passage sublime que le premier lieu de la justice c’est l’être humain lui-même et qu’elle règne en lui sous la forme d’une harmonie le rendant apte à penser et à appliquer la justice destinée à la Cité. Plus tard dans la tradition occidentale, la même thèse sera soutenue par les Stoïciens, par Marc-Aurèle notamment, lequel ne cessera de répéter qu’il faut apprendre à se gouverner soi-même pour être en mesure de gouverner la cité. La même préoccupation sera au cœur de l’éducation, avec dans ce cas comme dans tous les autres, des oscillations normales de part et d’autre du point d’harmonie. Chacun sait qu’il existe des conceptions semblables dans toutes les grandes civilisations. Il suffit de contempler telle statue du Bouddha, pour éprouver le besoin de faire régner l’ordre et la justice autour de soi. Victor Hugo atteint l’universel quand il évoque l’ordre et la justice en rapport avec le Temple d’Éphèse lui-même image du Cosmos.
"Moi, le Temple, je suis législateur d'Éphèse;
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