| ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Les fausses nouvelles ou nouvelles manipulées (fake news), engloutissent la démocratie. Telle est la conclusion tirée par le camp des perdants des élections de 2016, qui rassemble les déçus du Brexit d'Angleterre, des élections états-uniennes et du référendum italien. Un raisonnement valable, à condition d’identifier les vrais responsables de ce naufrage, intimement lié au développement du capitalisme numérique. (Google, FaceBook, Twitter, Instagram et autres Gaffas...) Apparemment, tous les candidats malheureux de 2016, des gens bien sous tous rapports, du genre honnête et rationnel, auraient perdu les élections à cause d’une dangereuse épidémie de « fausses nouvelles », de vidéos virales et de mèmes Internet. Le problème après tout n’est pas tant que le capitalisme navigue en eaux troubles. Il est de toute façon de mauvais goût de discuter de son naufrage imminent dans la bonne société. Non, la préoccupation principale, c’est bien plutôt ces folles rumeurs qui imaginent des icebergs géants à l’horizon. D’où la recrudescence soudaine de fausses solutions : interdiction des mèmes (proposition du Parti populaire espagnol) ; création de commissions d’experts chargées de valider la véracité des informations (projet avancé par l’autorité antitrust italienne) ; ouverture de centres de défense contre les fausses nouvelles qui infligeraient des amendes à Twitter, Facebook et consorts pour les avoir propagées (suggestion des autorités allemandes).
Faut-il voir dans cette crise des fausses nouvelles la cause de la décadence de la démocratie ou bien la conséquence d’un malaise structurel, plus ancien et plus profond ? Tout le monde admet l’existence d’une crise, mais toute démocratie digne de ce nom devrait s’interroger sur sa nature : trouve-t-elle son origine dans la circulation massive de fausses nouvelles ou dans tout autre chose ? Mais nos élites s’obstinent à faire l’autruche. Elles attribuent aux fausses nouvelles des explications erronées et superficielles en refusant de reconnaître l’existence d’un problème systémique. L’aisance avec laquelle les grandes institutions, des partis politiques aux "think tanks" (groupes de remue-méninge) en passant par les médias, se sont alignées pour faire des fausses nouvelles leur angle d’approche favori en dit long sur l’étroitesse de leur vision du monde.
Le véritable risque encouru par les sociétés occidentales ne réside pas tant dans l’émergence d’une démocratie autoritaire que dans la persistance d’une démocratie immature. Ce manque de maturité, dont les élites font preuve tous les jours, se manifeste par deux sortes de déni : d’un côté le déni des causes économiques des problèmes actuels, de l’autre le déni de la corruption des experts. Le premier s’exprime chaque fois que l’on attribue des phénomènes comme le Brexit ou la victoire de Donald Trump à des facteurs tels que le racisme ou l’ignorance des électeurs. Le deuxième chaque fois que l’on refuse de voir que l’immense frustration suscitée par les institutions en place provient non pas d’un manque de connaissance sur celles-ci, mais au contraire d’une connaissance trop avancée !
La panique morale qu’entraînent les fausses nouvelles illustre la manière dont ces deux formes de déni condamnent la démocratie à une immaturité perpétuelle. Le refus de reconnaître les origines économiques de la crise des fausses nouvelles fait du Kremlin le bouc-émissaire idéal, au lieu de remettre en cause l’intenable modèle économique du capitalisme numérique. Mais n’est-il pas évident qu’aucune intervention étrangère, qu’il s’agisse de la Russie ou d’autres États, ne serait capable de produire des informations virales à une telle échelle ? Les mouvements délirants qui font leur commerce des fausses nouvelles ne datent pas d’hier. Souvenez-vous de Lyndon LaRouche, cet homme politique américain adepte des théories du complot. Ce qui manquait aux tendances de ce type pour que leurs théories farfelues deviennent virales, ce n’est pas le soutien politique et financier de la Russie mais la puissante infrastructure numérique actuelle, abondamment subventionnée par la publicité en ligne.
Mais pour comprendre la crise de l’information, les élites doivent surmonter ces dénis et s’attaquer à l’économie politique de la communication. Or, personne ne veut admettre qu’au cours des trente dernières années, ce sont les partis de centre-gauche et de centre-droit qui ont vanté les mérites de la Silicon Valley, privatisé les télécommunications et adopté une attitude laxiste à l’égard des procédures antitrust.
Dans un monde où les médias agissent sous les ordres des professionnels des relations publiques et autres conseillers en communication, où des commissaires européens quittent leur poste pour aller travailler à Wall Street; où des politiciens québécois jouent à la porte tournante entre le secteur privé et public. Dans un monde où les grands médias trompaient la Terre entière en décembre 1989 avec les faux charniers de Timisoara, en Roumanie;
Peut-on reprocher aux citoyens leur scepticisme envers ces soi-disant experts ?
Pire encore, la réprobation des fausses nouvelles émane parfois de ces mêmes médias qui, du fait des difficultés économiques de l’édition en ligne, colportent des fausses nouvelles de leur cru. Prenez l’exemple du Washington Post, l’un des rares journaux qui génère encore des profits, mais qui a perdu en crédibilité ce qu’il a gagné en rentabilité. Après avoir imprudemment accusé des sites d’information sérieux de faire le jeu de la propagande russe en se basant sur un rapport réalisé par une organisation douteuse, le journal a récemment mis en garde contre des cyber-attaques russes sur un réseau électrique de l’État du Vermont. De toute évidence, ces attaques ne se sont pas produites et le Washington Post n’a même pas pris la peine de vérifier les faits auprès du fournisseur d’énergie. À croire que cette économie gouvernée par la publicité en ligne a produit sa propre théorie de la vérité : la vérité, c’est ce qui attire le plus de paires d’yeux.
Les lamentations de journalistes qui exemptent leur profession de toute responsabilité achèvent d’ébranler la confiance dans l’expertise. Que la démocratie se fasse engloutir par les fausses nouvelles ou pas, une chose est sûre : elle se noie dans l’hypocrisie de son élite. Pris entre les deux formes de déni exposées, la classe politique et le monde des affaires n’auront de cesse de rechercher des solutions innovantes au problème des fausses nouvelles, comme elles continuent à le faire pour le dérèglement climatique. Un autre point commun rapproche ces deux phénomènes : de même que le dérèglement climatique est une conséquence logique du capitalisme fossile, de même les fausses nouvelles sont des émanations du capitalisme numérique. On ne tardera pas à voir apparaître un réformateur providentiel, qui pour rompre avec la tendance autoritaire des propositions actuelles, donnera carte blanche à l’inventivité des marchés pour tout résoudre.
Pour remédier à cette crise en évitant de former de mauvais diagnostics ou d’accorder trop de pouvoir aux élites, nous devons impérativement repenser les fondements du capitalisme numérique. Il faudrait pour cela donner moins de place, dans notre manière de vivre, de travailler et de communiquer, à la publicité en ligne et la compulsion malsaine du « click and share/clic et partage » qu’elle génère. En parallèle, il est nécessaire de déléguer davantage le pouvoir décisionnel aux citoyens et citoyennes plutôt qu’aux experts aisément corruptibles et aux entreprises vénales.
En d’autres termes, il s’agit de construire un monde où Facebook et Google auront cessé d’exercer une telle influence, un monde qui aura renoncé au solutionnisme technologique. Un défi ambitieux que seules des démocraties accomplies pourraient relever, et où les grands médias aient l'humilité d'admettre en onde leur erreurs comme le fait l'animateur de la Chaîne info LCI, une des plus importantes chaînes télévisuelles de nouvelles en continue.
Malheureusement, l’aveuglement des démocraties actuelles les conduit à désigner toutes sortes de coupables sans se remettre en question, tout en confiant toujours plus de problèmes à la Silicon Valley.
Ci-dessous: des textes en lien direct avec le sujet:
|