J’aimerais vous faire
partager une petite réflexion sur
l’indignation à l’heure de twitter,
réflexion qui m’est venue à la suite d’un
modeste succès qu’une de mes idées a
remporté dernièrement sur les réseaux
sociaux. Mais je dois auparavant vous mettre
en garde. L’histoire se termine mal et je
vais finir en vous insultant (Insérez ici un
émoticon en forme de baboune).
L’histoire en question
commence il y a quelques semaines, alors que
je réfléchissais au prochain numéro de la
revue Argument qui portera sur
l’éducation et qui paraîtra à l’automne
2015. Fidèles à nos habitudes, nous avions
sollicité depuis longtemps la collaboration
d’essayistes de talent qui nous promettent
des textes de réflexion étoffés sur l’école
québécoise au jour d’aujourd’hui. Le numéro
s’annonçait prometteur, mais j’avais le
sentiment qu’il nous manquait quelque chose.
Je me disais… comment écrire un numéro sur
l’éducation sans faire la part belle à la
parole de celles et de ceux qui passent
leurs journées en salle de classe, ceux pour
qui l’éducation est une réalité quotidienne
et concrète?
L’idée m’est alors venue de
solliciter directement les enseignants en
leur posant la question suivante: « Supposons
que vous vous trouvez par hasard seul dans
l'ascenseur avec François Blais, actuel
ministre de l'Éducation, quel conseil lui
donnez-vous pour améliorer l'école
québécoise? ».
Tous ceux qui ont un jour ou
l’autre œuvré au sein d’une revue d’idées
savent que la principale difficulté lorsque
l’on prépare un dossier, sur quelque sujet
que ce soit, c’est de trouver l’angle qui
permettra de faire entrer en dialogue, sur
un même sujet, l’ensemble des contributeurs.
Je dois, sans modestie aucune, admettre que
de ce point de vue je trouvais mon idée
vraiment formidable #lagrossetete.
Les membres du comité de
rédaction étant eux aussi emballés, j’ai
donc fait le nécessaire pour recevoir les
textes des enseignants : j’ai créé un site
leur permettant de soumettre leur idée,
préparé le visuel, la promo, et ainsi de
suite. On a ensuite invité, par
l’intermédiaire de Facebook et de Twitter,
les enseignants à soumettre leur court texte
de 250 à 300 mots.
Le « succès » a été
instantané. Pendant quelques heures, on peut
même dire que ça twittait en titi. Des
milliers de hits sur notre page web, des
dizaines de milliers de gazouillis et de regazouillis. Les gros noms de la twittosphère nous @revueargumentaient ceci
ou nous
hashtaguaient cela.
#cenetaitqundebut
Quelques jours plus
tard, la sexologue Jocelyne
Robert a répondu à notre
question directement sur son fil
twitter en disant que si elle
rencontrait le ministre de
l’Éducation, elle lui présenterait
Louise Michel. Le message
était accompagné d’un lien vers une
citation de la célèbre anarchiste
française pour qui « La tâche des
instituteurs, ces obscurs soldats de
la civilisation, est de donner au
peuple les moyens intellectuels de
se révolter ».
Le tweet de la
sexologue a fait exploser les
références @revueargument. Nous
avons eu encore bien plus de succès
lors de ce deuxième coup de semonce.
Le tweet de Jocelyne
Robert a été bien plus retwitté dans
les réseaux sociaux que l’original.
Nous qui avions l’habitude de
modestes échos twittosphériques
étions en train, il me semble, de
faire quelque chose comme trender dans
la twittosphère québécoise.
La revue Argument
qui trend? #wtf. |
|
Or voilà… de ces dizaines
de milliers de personnes qui ont vu notre
appel sur twitter ou sur Facebook, nous
avons reçu en tout et pour tout un grand
total de … 18 idées pour améliorer l’école
québécoise, dont plusieurs d’ailleurs ne
provenant même pas d’enseignants. Vous avez
bien lu : 18.
Bref, le succès retentissant
de notre appel dans les réseaux sociaux a
été inversement proportionnel à la
médiocrité de notre récolte de bonnes idées
pour améliorer l’école québécoise. Alors que
nous voulions recevoir de véritables idées
de la part des enseignants pour améliorer
concrètement l’école québécoise, nous aurons
reçu, en fin de compte, très peu d’idées
dignes d’êtres publiées en nos pages.
|
Doit-on en
conclure que les enseignants
n’ont rien à dire? Je ne le
crois pas.
Sans doute le
timing, en cette fin d’année
scolaire, n’était pas le
meilleur.
Mais je ne crois
pas qu’il s’agisse là de la
principale explication du peu de
succès qu’a remporté jusqu’ici
notre initiative.
L'essentiel me
semble se trouver ailleurs. |
Cette petite expérience m’a
en effet permis de comprendre que les
réseaux sociaux ne sont, en dernière
analyse, qu’une vaste machine à s’indigner
fonctionnant selon le principe de l’esprit
de troupeau.
On reçoit sur son fil
twitter une photo que l’on trouve belle et
tous ensemble on bêle « biiiiiiiien ».
Deux secondes après, on apprend que
quelqu’un quelque part a tenu un propos
sexiste, et le troupeau bêle de nouveau
« paaaaaas biiiiiiien ». Twitter et
Facebook sont de vastes machines à créer du
consensus, mais toujours le consensus le
plus bête et manichéen qui soit.
Tous ensemble, on doit
choisir si on « aiiiiiiime » ou si on
n’« aiiiiime pas ». Et tant pis pour
la nuance.
Je me suis
vraiment demandé comment le tweet de la
sexologue a pu avoir autant de succès. Après
tout, il renvoie à une citation qui, si on y
réfléchit un peu, est totalement
démagogique. Je le dis avec d’autant plus de
chagrin que j’ai en haute estime Jocelyne
Robert qui a, entre
autres textes éclairants, rédigé l’un
des commentaires le plus brillant sur le
meurtrier Guy Turcotte
( 02 ). Je sais bien que son tweet était
une forme de boutade, mais enfin, que
voulez-vous que le ministre de l’Éducation
fasse avec un tel conseil?
C’est sans doute
ce qu’il y a de plus agaçant
avec Twitter et Facebook. On
reçoit un tweet, on entonne avec
le troupeau « biiiien » ou « pas
biiiienn » et on passe
immédiatement à autre chose.
Qu’on y songe
pourtant : au final, on aura
accordé à des sujets souvent
complexes et demandant force
nuances, et cela sans avoir
recueilli aucune autre
information pertinente, à peine
quelques secondes de notre
attention indignée. |
|
Tout cela ne serait pas si
mal si nous n’avions pas, après avoir « liké»
ou « pas liké » quelque chose,
l’outrecuidance de penser avoir contribué
positivement à quoi que ce soit. En réalité,
la seule chose que l’on fait, quand on
clique « j’aime » ou « j’aime
pas », c’est de contribuer à l’extension
d’une logique perverse par laquelle l’on
pense que tous les problèmes du monde
peuvent se régler facilement en adoptant la
posture morale appropriée. À la vérité, les
indignés, du moins ceux qui agissent
seulement par écrans interposés, ne
contribuent strictement en rien à la
discussion, sinon à rendre l’espace public
stérile et inutilement polarisé.
D’où ma question : Vous
êtes pas tannés d’être indignés, bande de
caves?
Allez, sans rancune. Je vous
avais prévenus. Et si malgré mon
avertissement vous êtes profondément
indignés, cela m’est égal.
Je sais que dans quelques secondes, vous
serez ailleurs, à vous indigner sur le sort
des enfants du Darfour
( 03 ) ou sur la robe de gala portée par
la starlette du moment. #jevousaimepareil.
Les problèmes
de notre temps, en particulier en éducation,
sont multiples, complexes et d’une cruciale
importance pour l'avenir de notre nation. Le
ministre de l’Éducation ne peut pas être
partout à la fois. Nous autres humanistes
qui croyons encore que la parole réfléchie
et intelligente peut améliorer le monde qui
est le nôtre, estimons nécessaire de la
donner, cette parole, aux enseignants.
Visiblement, le filet que nous avons utilisé
pour l’attraper n’était pas adéquat. Mais
nous ne renonçons pas.
Post-scriptum de ma collègue
au comité de rédaction, Marie-Andrée
Lamontagne: |
|
Ayant lu ce
texte avant sa publication, je
m’interroge sur la naïveté ou
l’optimisme qui nous aura donné
envie de croire, pendant un
instant, que quelque parole
sensée pouvait émerger de
l’immensité bruyante de la
blogosphère.
«Qui, si je
criais, qui donc entendrait mon
cri parmi les hiérarchies / des
Anges», interrogeait
Rilke, de manière fameuse,
dans la première élégie de Duino
en 1912 (trad. Armel Guerne).
( 04 )
Pourtant, ses
chances d’obtenir une vraie
réponse continuent de me
paraître plus élevées là, sur
les hauteurs du château de Duino,
au début du siècle dernier, que
dans la blogosphère. M.-A. L. |
Source:
Titre original: Vous êtes pas
tannés d’être indignés, bande de
caves? Numéro :
Argument 2015 - Exclusivités web
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Choix de photos, Commentaire, mise en page, références et titrage par : JosPublic
Publication : 30 juin 2015 |
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