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Auteure: Cilette OFAIRE
Extrait de L'Ismé, 1940
du recueil "Encre de mer"
Anthologie des plus belles pages
de la littérature maritime
Éditeur Chasse-Marée
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Les eaux et les nues s'unissaient, fondues
dans le noir absolu. L'Ismé, sans rien
distinguer, était lancée des unes aux
autres, selon la dimension des lames, comme
une balle entre des joueurs. Dans la crainte
du mal de mer, j'avais essayé un remède que
l'on prétendait infaillible et, vraiment, on
pouvait le dire! Je n'étais plus qu'un
cerveau embrumé par le sommeil et une masse
insensible qui tendait à tomber par terre.
L'effort de me tenir debout et de rester
éveillée domina toute cette nuit. Et sans
doute était-ce lui qui me rappelait sans
cesse mon état d'être vivant. Pourtant,
malgré cet effort, je ne fus jamais, à la
fois, si près de la mer et du ciel. J'avais
l'impression de voguer entre plusieurs
existences, soutenue par une grande foi.
Aucun problème ne se posait. Tout n'était
que certitude: beauté, bonté, divinité.
J'avais oublié la terre, mais j'en gardais
en moi-même des richesses inappréciables que
rien ne pourrait m'arracher. Cela
ressemblait à un rêve, mais conscient et
bienheureux. La boussole, sous mon regard,
vivait sa vie tremblotante, dirigée
infailliblement par son attraction
magnétique.
C'était un état délicieux, mais probablement
trop pur pour qu'on pût s'y tenir longtemps.
Au bout d'un moment, j'en tombais et,
ramenant mes proportions à une échelle
courante, je me voyais ballottée dans l'Océan
tumultueux, à plus de cent milles d'un port,
sur un assemblage de planches, avec deux
marins desquels j'étais responsable. Je
secouais le sommeil. Alors, mon compas
s'isolait et se détachait de l'ombre au lieu
d'être, comme tout à l'heure, enfoui dans
des pétunias. Bien que je ne fusse pas
surprise qu'un parterre de ces fleurs vînt
de pousser sous la barre, je tenais
strictement ma route. À la limite des songes
et dans un effort soutenu, ma conscience de
capitaine restait tout à fait lucide.
Il était près de minuit et je venais de
reconnaître, très loin, où se trouvait la
côte, et moins gros qu'une tête d'épingle,
le feu vigilant du phare d'Aveiro. Je savais que,
tout à l'heure, quand je pourrais le relever
à Sud 38 Est au compas, j'aurais à mettre ma
proue 22 degrés plus au Sud. L'idée de cette
présence sur laquelle quelqu'un veillait,
uniquement dans le dessein d'aider les
navires au large, me donna une sorte de
fierté.
On peut bien ployer sous le poids de la
méchanceté humaine et avoir, parfois, même
honte d'être un homme, si un phare vous
signale un point précis dans le vide afin de
vous situer, on sent se nouer, entre la
terre et soi, un lien émouvant de
solidarité.
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Cilette Ofaire, de son vrai
nom
Cilette Houriet,
née en
1891 à Couvet et décédée en 1964, est
une écrivaine suisse. |