Le ghetto individuel...
Aurait-il pu en être
autrement?
Pour répondre à cette
question, il faut faire
un détour et revisiter
brièvement l'histoire du
XXe siècle. En
particulier, il faut revoir de quelle
façon l'émergence de
l'individu
a eu comme corollaire -
et comme condition - un
processus généralisé de
fragmentation de nature
sociale, économique et
idéologique. Bien sûr,
le processus n'est pas
encore achevé; mais il
est en bonne voie. À
terme, sa logique mène à
la production de ces
atomes sociaux si chers
aux thuriféraires du
marché généralisé.
Les processus de
fragmentation
Cet atome social,
pour le produire, il
fallait le "libérer" de
son ancrage historique
(pour le Québec,
religion catholique,
protestante, juive, etc.),
de ses appartenances
ainsi que des cadres de
références idéologiques
qui lui permettaient de
"situer" sa vie. Dans
ces trois domaines, un
processus de
fragmentation a traversé
le siècle.
Fragmentation du temps
vécu: la durée éclate en
un poudroiement
d'instants. Les
perspectives historiques
se délitent: l'avenir
rabougrit et le passé
s'aplatit.
"L'avenir c'est
maintenant", nous serine
la pub. À la rigueur,
c'est demain. Et le
passé c'est hier.
Avant-hier, c'est le
Moyen-âge: une sorte de
trou noir où l'on range
indistinctement l'époque
du Christ, les
dinosaures, l'avant
dernière mode et, plus
globalement, la vie
avant la télé en
couleurs, la
télécommande et
l'internet.
Fragmentation sociale...
Parce que l'époque est à
la mobilité. Qu'il faut
briser les crispation
identitaires: familles,
nations, vie de
quartier, attachement à
une ville, solidarité de
classe... Tout cela est
out. Le temps est
venu de la fluidité, des
liens éphémères... et
des emplois précaires.
La précarité est in.
Fragmentation
intellectuelle, aussi. À
cause de l'émiettement
du savoir dans une noria
de disciplines, du
formatage stérilisant de
l'information par les
médias (images-chocs,
injonctions, phrases
simples, brièveté du
propos...) et de la
dissolution des cadres
de références
idéologiques... Après
les églises religieuses,
les chapelles
politiques, et
philosophiques font
aujourd'hui le deuil de
leurs fidèles.
Libéré, mais de plus en
plus enfermé dans
l'instant, coupé de ses
anciennes solidarités,
privé d'un cadre de
références idéologiques
et d'un savoir qui lui
permettraient d'inscrire
son existence dans une
compréhension intégrée
de la situation dans le
monde, l'individu peine
à se construire une
identité qui ne soit pas
un ghetto, qui ne soit
pas le simple résidu
négatif d'une série de
ruptures, de pertes et
de désillusions.
L'individu fragmenté
Fragment social,
l'individu mène une vie
de plus en plus
fragmentée, dont la
cohérence relève
davantage du collage et
de l'accumulation
d'expériences
hétérogènes que d'un
projet unificateur.
C'est la logique de
l'agenda: les activités
se succèdent sans autre
lien que leur place dans
l'horaire...
C'est la
vie à tiroirs.
On zappe
sa vie d'une activité à
l'autre. Émotivement,
intellectuellement,
l'individu est astreint
à une sorte de zapping
universel, où il est
sans cesse requis de
modeler son comportement
selon les exigences de
la situation du moment.
Cette évolution n'est
évidemment pas encore
achevée. Mais, à terme,
elle mène à l'avènement
de cet atome social,
calculateur rationnel de
ses intérêts et libre
entrepreneur de sa
satisfaction, qu'exige
le marché pour
fonctionner sans
distorsions. Un individu
pour qui le narcissisme
devient une technique de
survie; la manifestation
de son individualité, un
souci récurrent; la
recherche de
l'intensité, un
substitut à la quête de
sens que constitue tout
engagement dans un
projet.